Supra Nature : Rita Alaoui, Annette Barcelo, Souleimane Barry, Alina Bliumis, Hicham Berrada, Hyber, Franck Lundangi, Sam Samore, Uman
September 18, 2023Group show du 25 mai
au 16 septembre 2023
« À l’heure où la crise des écosystèmes et du climat
alimente tous les scénarios scientifiques en forme de crash-tests des chances
infimes de survie de notre planète à la catastrophe écologique annoncée, nombre
d’artistes loin de sacrifier à la gravité du pessimisme ambiant ou à une
quelconque résignation mélancolique, semblent plutôt dégager de ce moment
critique une étrange euphorie créatrice, qui n’est pas sans rappeler la légèreté
aérienne et ludique du personnage shakespearien d’Ariel au cœur de La Tempête. C’est notamment le cas de
ceux présentés par la galerie Anne de Villepoix, à l’occasion de l’exposition « Supra
Nature », dont on ne peut pas dire pourtant qu’ils sont de doux rêveurs
inconscients de l’urgence des questions environnementales, à l’instar de Fabrice Hyber s’évertuant à faire de la
reforestation au sein d’un art jardinier, l’une de ses sources d’inspiration
majeure.
La plupart de ses dessins sont réalisés comme des sortes de
« story-board » où il colle pêle-mêle des esquisses, et des annotations, à
l’image de son aquarelle rehaussée au fusain qui participe d’un projet en forme
de prototype réalisé en1999 en réponse à une commande publique pour le passage
à l’an 2000. L’artiste tout juste lauréat du Lion d’Or de la Biennale de Venise
avait projeté d’entourer l’Arc de Triomphe d’une centaine de bouleaux, espèce
d’arbres pouvant résister au réchauffement climatique. Le créateur qui s’est
fait fort de multiplier les alliances improbables entre les technologies les
plus avancées et toutes sortes de phylums biologiques, imaginait de greffer un
site internet à cette plantation de bouleaux, en permettant aux spectateurs de
poser toutes les questions aussi « inconnues » que l’identité du soldat sous le
célèbre monument.
La figure récurrente de l’arbre dans l’œuvre de Fabrice
Hyber lui sert de paradigme à une création pensée sur des principes de
ramification, de prolifération rhizomatique, d’autogénération, d’arborescence,
et de réseaux, très éloignée de l’image d’Épinal d’une nature pastorale et
naïve.
N’est-ce pas une autre rêverie esthétique que
l’installation emblématique d’Hicham
Berrada, Bloom, propose en mêlant
l’expérience poétique la plus simple à la rigueur d’un véritable protocole
scientifique ? Le créateur aime se présenter comme un « régisseur d’énergies »
aidant la nature à accomplir des phénomènes dans laquelle elle semble
s’affranchir notamment des contraintes temporelles. Ainsi, en accélérant
l’éclosion d’un pissenlit à l’aide d’une lampe à tungstène, ce dispositif
permet d’en offrir le spectacle condensé en quelques minutes. L’artiste en
recueille le témoignage dans une vidéo, dont on peut voir ici une photographie
des pappus étoilés dans le noir. Dans l’instant suspendu par son installation,
Hicham Berrada capture en gros plan l’éclosion spectaculaire d’une des plantes
les plus triviales, alors que son capitule délivre lentement sa sphère
cotonneuse et délicate. Moitié sorcier, moitié savant, il nous procure cette
sensation inédite d’un phénomène accéléré apriori non perceptible en temps
réel, et essentiellement magique. En reliant le banal à l’extraordinaire, le
naturel au surnaturel, la simplicité de la vie à la sophistication de
l’artifice, n’est-ce pas pour cet artiste franco-marocain récent lauréat
du Prix Marcel Duchamp, une manière de ramener l’art le plus « contemporain » à
son fond de magie ancestrale ?
Et, ne trouve-t-on pas une fascination semblable pour la
prodigalité de la nature,celles « des petites choses », feuilles, fleurs,
pierres, chez l’artiste franco-marocaine Rita
Alaoui, dont les deux peintures s’attachent à magnifier la beauté plastique
de motifs végétaux des plus ordinaires ? En s’appliquant à saisir les effets de
transparence et d’opacité, d’une plante aussi courante que les orpins, la
peintre poursuit sa quête d’une esthétique de la « transfiguration du banal »
au cœur même de ces objets naturels, organiques ou minéraux, qui peuplent nos
environnements à notre insu. Cette démarche n’est pas sans évoquer celle d’un
paysagiste comme Gilles Clément attentif à la survie des plantes vagabondes en
ville. Par son geste pictural de transformer ces « petits-rien » de la nature
qu’elle collecte et transforme en autant de pièces rares et singulières, Rita
Alaoui nous invite sans doute à rester aux aguets de cette vie simple à fleur
de terre dont nous avons perdu le sens.
Ne convoque-t-elle pas de la sorte cette sagesse chère au
philosophe Vladimir Jankélévitch consistant à savoir reconnaître dans le «
presque-rien » des phénomènes impalpables, parmi les choses les plus
importantes de l’existence,comme la modulation des couleurs d’une plante, les
anfractuosités d’une pierre, la brillance et les plis d’une fleur ?
La démarche de Rita Alaoui s’inscrit aussi dans une
pratique actuelle de l’art écologique,visant à collecter et conserver au sein
d’œuvres où d’installations afin d’en laisser une mémoire quasi muséale, des
formes du vivant susceptibles de disparaitre sous l’effet de la dégradation des
écosystèmes.
Une telle préoccupation se retrouve dans le travail d’Alina Bliumis dont on peut découvrir
ici la récente série Plant Parenthood
des aquarelles sur panneau de bois, encadrées de velours. L’artiste d’origine
Biélorusse établie à New York s’était déjà évertuée avec Portraits of Flowers, à conserver la mémoire de fleurs menacées de
disparaître à jamais, dans des sortes de « vanités au carré ».
Aux qualités esthétiques du florarium de l’artiste
américaine, se greffe, en outre, des préoccupations féministes et curatives
surprenantes. La série Plant Parenthood
fait ainsi allusion à des pratiques anciennes plus ou moins occultées de
l’avortement clandestin. Ces fleurs ont toutes été utilisées pouravorter dans
divers pays à travers l’histoire. Après la remise en cause de la pratique
légale et médicale des avortements dans de nombreux États américains récemment,
l’artiste militante témoigne aussi de cette possibilité pour les femmes de
reprendre le contrôle de leur corps, en retrouvant ces médecines populaires ancestrales
permettant d’interrompre naturellement les grossesses. Les asarums, par
exemple, sont des vivaces tapissant les sous-bois montagnards au feuillage en
forme de cœur. Ils apparaissent aux côtés de plusieurs autres abortifs dans les
écrits médicaux du XIIe siècle de la sainte religieuse allemande Hildegard von
Bingen, qui conseillait elle-même les avortements.
Avant que la professionnalisation de la médecine ne
transfère le pouvoir sur la contraception et les soins d’avortement des femmes
enceintes et des sage-femmes aux médecins de sexe masculin, les abortifs à base
de plantes étaient très largement utilisés comme méthodes de planification
familiale. Mais les scientifiques ont éludé systématiquement l’étude de ces
plantes médicinales, de sorte qu’il existe un oubli notoire de l’histoire de
cette pratique. Ces « rituels» ont même été fréquemment proscrits par nombre
d’autorités patriarcales. Les peintures d’Alina Bliumis sauvent ainsi de ce
processus de recouvrement phallocentrique, la mémoire des aïeules qui
utilisaient ces plantes médicinales.
Bien plus elles réévaluent, en leur conférant une dignité
esthétique, des formes prétendument inférieures de savoirs ancestraux et
vernaculaires que la science occidentale a rejeté dans l’ordre méprisant du
délire ou de la croyance erronée. Ceux-ci appartenaient à ces modes de pensée
dont Philippe Descolat adressé l’inventaire en regroupant aux côtés de
l’animisme et du totémisme notamment, l’analogisme qui sous-tend cet usage des
plantes médicinales.Majoritairement présents dans les cultures indiennes,
chinoises et en partie africaines, ils correspondaient à ce que Michel Foucault
a nommé « la prose du monde » dans l’Europe du 16ème siècle, comme cet ensemble
de manières de comprendre le monde avant l’avènement de la rationalité
scientifique moderne.L’analogisme permettait notamment de lire le réel en le
décryptant à partir de la reconnaissance d’une multiplicité de signes et de
ressemblances quasiment «esthétiques ». Ainsi, l’affinité de la noix dans sa
capacité à guérir les maux de tête pouvait s’expliquer par sa ressemblance avec
l’intérieur d’une boite crânienne. En utilisant l’aquarelle et le crayon sur
panneaux de bois, Alina Bliumis se plaît manifestement à peindre en des gestes
sensuels ses motifs floraux dans leur ressemblance si troublante aux organes
reproducteurs de la femme.
Ce retour à un devenir floral de l’art participe tout
autant des préoccupations environnementales, qu’à une volonté de se détacher
d’une vision anthropocentrique du monde. En paraphrasant Michel Foucault, on
pourrait dire que l’effacement progressif de la figure humaine, « comme à la
limite de la mer un visage de sable », dissipe le primat inquiet des chairs et
des corps au profit d’une esthétique dont l’inspiration végétale incarne cette
poésie visuelle des genèses et des métamorphoses.
La peinture de Franck
Lundangi où foisonnent animaux, totems et couleurs entremêlés de motifs
floraux, témoigne parfaitement de cette poétique du passage et de la légèreté.
L’artiste d’origine angolaise, installé en France depuis les années 90, propose
plusieurs œuvres mêlant dans l’alchimie subtile des jeux d’aquarelle et de
lavis aux pigments d’acrylique, l’entrelacs des fleurs et des visages.
Les œuvres de Franck Lundangi, d’Annette Barcelo, de Souleimane
Barry et celles de Uman
s’apparentent, souvent, par leur spontanéité autant dans leur facture que dans
leur mythologie personnelle à une sorte d’art outsider naviguant entre
figuration et abstraction. À l’univers lyrique de la peinture de Souleimane
Barry d’origine burkinabé, parait répondre le monde singulier de l’artiste
suisse Annette Barcelo et son étrange défilé carnavalesque mêlant sorcières,
prêtresses, chimères et totems à tout un bestiaire aux contours incertains.
Chez tous ces peintres les motifs apparaissent au cours de
l’élaboration du tableau, au gré de ses aléas plastiques et des gestes qui le
compose, à l’instar de cette toile de Souleimane Barry, Régénérescence 3, où une nuée d’abeilles, de feuilles et de fruits
s’échappe spontanément du crâne d’un personnage, en un véritable tour de
passe-passe, symbole de la fécondité magique de l’imagination créatrice du
peintre.
De son côté Uman, artiste transgenre, autodidacte, né en
Somalie et élevé au Kenya dans une famille musulmane, improvise depuis qu’elle
est aux États-Unis une forme d’art brut informel, à l’image de cette grande
peinture sur bois au format insolite,ostensiblement abstraite, directement inspirée
par les changements saisonniers.Comme une enfance de l’art, sa photographie en
forme de « selfie » résolument insaisissable emporte son autoportrait dans
l’étoilement des graines de pissenlit dispersées par le souffle du vent ; et
réplique subtilement à l’installation d’Hicham Berrada.
Accueillir l’esprit nomade, le flottant, et le flou,
l’indiscernable, et le moléculaire sont des valeurs communes à toutes ces
créations, dont la photographie Aldéhydes
de l’artiste américain Sam Samore en
constitue une forme de quintessence éthérée, en s’attachant à recueillir un
au-delà des fleurs dans des fragrances sophistiquées, légères et aérienne,
d’origines synthétiques. Le parti-pris du gros plan et du flou photographique
chez cet artiste contribue à brouiller la scission supposée entre nature et
artifice.
A travers les œuvres de ces neufs créateurs, véritables «
Magiciens de la Terre », et nouveaux Don Quichotte d’une chevalerie en quête de
subjectivités à venir, l’exposition Supra
Nature témoigne ainsi de la vitalité d’un art-monde diversifié, et
affranchi des frontières dressées entre les cultures et les genres artistiques,
contemporain et brut, figuration et abstraction, etc. Elle propose au
spectateur une écologie du regard résilient dans une sorte de remake heureux du
Jardin des délices, dont on peut
espérer qu’il ne soit pas qu’un simple « Happy end » à l’âge de
l’Anthropocène. »
Philippe Godin, mai 2023