“Fruiting bodies (Fructifications)” - Roberto Cabot

Roberto Cabot

« Fruiting bodies (Fructifications) »

Du 26 janvier au 1er Avril 2023

Vernissage Jeudi 26 janvier 2023 à 18h

« Warhol disait qu’il aimerait être une machine,personnellement, je préfèrerais être mon chat ». Plus
qu’une boutade, cette formule employée récemment par Roberto Cabot pour
présenter son travail dans le cadre de l’exposition « Planet B » – Le sublime et la crise climatique,
curaté par Nicolas Bourriaud lors de la Biennale de Venise 20022,
manifeste par-delà un parti-pris animalier de bons alois, d’une volonté
plus profonde d’affranchir notre regard esthétique de toute une
tradition anthropocentriste privilégiant le seul point de vue humain
comme unique mesure de l’expérience du vivant. À rebours du discours
moderne et son idéal productiviste, dont le peintre n’a de cesse de
prendre le contre-pied en défendant un bio-esthétisme inspirant son
titre à l’exposition « Fruiting Bodies » à la galerie Anne de
Villepoix, Roberto Cabot s’évertue à dépasser la vision mécaniste de la
prolifération des mondes vivants, trop souvent réduite à des colonnes de
chiffres ou des statistiques. Inspiré autant par l’éthologie
contemporaine que par la pensée de Ailton Krenak ou la peinture Kayapó
issues de l’Amazonie, l’artiste nous invite à un voyage en forme de
découverte émerveillée devant la diversité des « milieux » naturels.

En
conférant une dignité esthétique à une multiplicité de créatures trop
longtemps réduites à l’insignifiance du règne supposé des objets, il
participe d’un activisme écologique qui s’efforce d’étendre le champdu
régime des sujets de droits aux animaux, aux plantes, aux forêts, etc.
Par une série d’exemples restés célèbres, le biologiste Jakob von
Uexküll n’avait-il pas déjà découvert au siècle dernier, combien même
d’humbles espèces à l’instar d’acariens comme la tique participent à la
fabrication des mondes ? Se référant à une iconographie scientifique
abondante, l’artiste ne cherche, toutefois,nullement à substituer son
regard à celui du savant, en offrant par ses toiles des répliques «
réalistes » d’une molécule de DHC, d’un champignon, ou d’un organisme
vivant. Si cette peinture procède d’un intérêt marqué pour la
science,elle vise plutôt à la poétiser en l’emportant dans une nouvelle
alliance avec les arts et l’anthropologie, dont les pensées de Bruno
Latour ou de Philippe Descola sont les plus insignes représentants. Ne
s’agit-il pas de peindre la vie des plantes et des écosystèmes animaux,
avec le même soin que des siècles d’académisme accordèrent à la
représentation du corps humain ? N’est-ce pas aussi une manière pour le
peintre de prolonger la profusion créatrice du vivant, en la fructifiant
par sa propre imagination, y compris dans les dispositifs les plus
aberrants ? D’où sans doute la fascination pour cette galerie d’êtres
hybrides et embryonnaires aux poses langoureuses, souvent drôles, ces
corps d’anémones aux allures ondoyantes, dont on ne sait s’ils ont été
contaminés par les dérives toxiques d’un anthropocène débridé, ou s’ils
sont produits par de nouvelles manipulations génétiques. Ce faisant cet
art n’imite plus la nature, il crée plutôt un monde à côté, où l’informe
et le bizarre ont leur droit puisqu’ils peuvent être sublimes. Les
imperfections, les entorses au goût, l’étrange semblent, en effet,
caractériser ces œuvres, dans ce que Deleuze, nommait un devenir
non-humain. De sorte qu’en se mesurant à
l’étrangeté de ces organismes vivants, avec son florilège de
champignons, et d’animalcules improbables, le peintre peut également
s’ouvrir à un réservoir de formes inépuisables à même d’enrichir son
propre vocabulaire plastique. Jean Christophe Bailly a montré comment
l’animal peut apparaître comme un intercesseur insoupçonné pour
l’écrivain, en ouvrant des entrées dans le monde qui défont les
habitudes du langage. De fait, en s’efforçant de suivre les
configurations animales et vivantes, les mouvements inédits des corps,
leurs postures insensées, les espaces que ces êtres découpent dans le
monde – et leurs étranges chorégraphies muettes, notre esprit s’ouvre à
de nouvelles sémiotiques inédites et variées. Aussi, en nous conviant à
découvrir un monde fluide où rien n’est substance, mais ensemble de
qualités plurielles, éphémères et passagères, ondulatoires et
changeantes - différences et singularités, Roberto Cabot, nous livre un
essai d’esthétique de signes asignifiants, susceptible de sortir des
catégories logiques dans lesquelles notre pensée s’étrique. Ne
réalise-t-il pas le programme revendiqué par Dubuffet de faire de ses
toiles des « machines à déconditionner l’œil de ses conditionnements
culturels », en rejoignant l’autre cerveau rhizomatique recouvert par
les habitudes de la seule perception consciente ? N’est-ce pas aussi un
éloge du superflu, du festif qui s’offre ainsi à notre regard, le
peintre inventant une sorte de dandysme inattendu puisé aux facéties
d’un biologisme poétique. L’écrivain André Dhotel, dans sa Rhétorique
Fabuleuse dressait une ode aux champignons très éloignée des inventaires
tatillons de la mycologie.Les champignons n’échappent-ils pas à tout
effort de classification rationnelle et scientifique ? Ne sont-ils pas
étrangers à tout ordre et à toute convention,libres, dans leurs
désinvoltures, d’inventer leurs tenues, au gré des saisons et des lieux ?
Malgré son insertion dans les problématiques de l’urgence climatique,
l’art de Roberto Cabot n’a, donc, rien d’une dystopie résignée, mais
signe plutôt une offrande radieuse et ambiguë à l’art de notre temps. En
rendant sa splendeur ainsi que son mystère à une multiplicité de
perspectives parcourant la variété du vivant – celui d’une amibe, d’un
champignon, ou d’une créature galactique inconnue, l’artiste s’égale à
la nature dans sa prolifération biologique la plus étrange, et la
désanthropomorphise, en prenant l’homme lui-même dans le tourbillon des
éléments dont il est fait. À ce nouvel atomisme correspond un sublime
contemporain qui n’a plus rien de la délectation romantique prise au
spectacle circonscrit des déchaînements naturels, mais à l’expérience
d’une immersion totale dans un huis clos en forme de « chaosmose » où
s’entremêlent indifféremment les sphères végétales, animales et
humaines. L’oeil du spectateur devient un «
organe de la plongée» selon l’expression de Peter Sloterdijk, en
conférant parfois au tableau l’apparence d’un aquarium où se meuvent des
êtres hybrides aux identités flottantes. L’espace de la toile se
transforme en un dispositif permettant d’assembler des phénomènes
organiques évolutifs, à l’instar de la boite de Petri utilisée par les
scientifiques pour cultiver des bactéries. Nombre d’installations
contemporaines ne font elles pas de l’œuvre une biosphère en miniature,
et un terrain d’exploration « matériologique » à toute épreuve ? Les
rêveries, et les fantasmes des artistes actuels rencontrent ainsi les
rêves des biologistes, dans un art qui n’est pas sans rappeler
l’esthétique aquatique de l’Art nouveau, avec sa prédilection pour
l’univers sous-marin des flores maritimes, abondamment nourrie de
l’imagerie d’un Ernst Haeckel, et ses méduses aux danses impudiques.
Avec ses êtres aux courbes amorphes, son plaisir insistant du détail et
ses fluorescentes déhiscences, son goût des métamorphoses et des
arabesques organiques dont la volupté se transforme parfois en songe
d’Éros, Roberto Cabot relève d’une lignée de créateurs qui a toujours
suscité le rejet des inconditionnels de la pureté esthétique ; celui des
académismes et des fanatiques d’une modernité enquête d’Idéal. Il
rejoint ainsi cette libre-pensée des artistes inclassables à l’instar de
Bosch, Duchamp, Picabia, ou Broodthaers, avec lesquels le peintre
entretient une affinité profonde. D’ailleurs, la vie même de l’artiste
franco-brésilien témoigne d’un nomadisme rétif à tout type d’assignation
à une identité quelconque. Roberto Cabot n’a cessé de se nourrir d’une
multiplicité de traditions propice à un contrechamp inédit, en
pratiquant un cannibalisme culturel insatiable, intégrant, entre autres,
les impressions d’enfance de son Brésil natal, sa participation
parisienne aux Libres Figurations des années 80, et son cursus de
peinture aux Beaux-arts avec Pierre Alechinsky, le passage dans le
Madrid de lapost-movida, puis sa vie à Cologne, et Berlin dans les
années 1990 auprès de personnalités emblématiques de la scène allemande,
comme Kippenberger ou Penck,son incursion en tant que pionnier de
l’usage d’internet, et sa pratique actuelle de la peinture. Ces
métamorphoses successives se reflètent dans son travail de peintre
effaçant tout point de vue surplombant dans ses toiles, au profit d’une
conception polyphonique et plurielle. L’artiste
ne laisse-t-il pas notre regard à une indétermination quasi brownienne
où le liquide se fait aérien, le corpusculaire rencontre l’infini
galactique, et l’ultra fossile se confond avec le futur de la SF ? La
toile devient le lieu d’espace-temps improbables, privant le spectateur
de repères pour déterminer l’échelle des êtres hybrides qui l’habite. La
profondeur, la hauteur, la surface, et le fond entrent dans des
rapports complexes constitutifs d’une vie propice à une faune à l’aspect
tropical, dont on ne sait si elle relève d’une excroissance des espèces
marines ou d’une variation de spécimens volants. Si bien qu’on hésite à
voir, parfois,dans les courbes aux formes de méduses, des figures de
Circé androgyne  et lubriques, d’infimes détails grossis par le
microscope du naturaliste ou d’immenses protubérances florales surgies
d’une forêt exotique. De ces espaces parsemés de motifs aux allures de
micro-organismes travaillant à notre insu nos corps, découle un atomisme
des points de vue, conférant à cet art une dimension baroque et
allégorique à l’âge de la biogénétique. Ne vivons-nous pas une
configuration inédite des espace-temps dans laquelle s’opère un
renversement du proche et du lointain, de l’infime et du global, du
passé et du futur ? Notre monde n’est-il pas celui de l’interconnexion
généralisée, dans lequel l’achat d’un produit à Paris peut entraîner une
déforestation au Pérou, la vente d’un animal sauvage sur un marché
chinois impacter la finance mondialisée, et un minuscule champignon
redessiner les paysages de l’Oregon ? De cette crise de toutes les
échelles résulte une sorte d’indifférenciation entre ce qui était
traditionnellement imparti au partage de l’humain et du naturel. Nos
corps, ainsi que l’ensemble du vivant semblent traversés par des
molécules invisibles, depuis les pesticides jusqu’aux virus, comme
autant de particules dont dépendent nos vies. En s’efforçant de rendre
sensible ce monde des bactéries, et autres champignons,dont l’expérience
des récents confinements nous ont donné une préfiguration de leur
présence obstinée, cette peinture s’inscrit dans un registre
démystifiant de l’art. Le peintre n’affronte-t-il pas cette vie «
rebutante » des substances instillées par notre société, rendue à une
imperceptibilité aussi illusoire que dangereuse ? Dès lors, en écologue
des pratiques picturales, l’artiste prend soin de composter toute une
série de fragments illustres de l’histoire de l’art, remixant avec brio
les genres de la Vanité et du paysage, dont il va chercher l’inspiration
parmi les œuvres de la peinture Hollandaise - celles de Jérôme Bosch et
de Patinir - qu’il enrichit d’une facture toute moderne. Dans
son dernier livre Planet B - Le sublime et la crise climatique, Nicolas
Bourriaud ne décrit-il pas Roberto Cabot comme un disséminateur de
spores de l’histoire de l’art ? Selon le critique d’Art français : «
Les œuvres récentes de Roberto Cabot, dont les figures semblent dériver
dans l’océan de l’histoire de l’art, se confrontent aux œuvres de
Boschou Patinir, peintres de la dissémination et du détail : il se
positionne désormais comme “artiste champignon” qui essaimerait dans ses
tableaux des ‘spores’ de la modernité picturale et des fragments
d’histoire de l’art. »
  Mais, si le peintre revendique pleinement son
attachement à la tradition occidentale d’une peinture de paysage, il
prend acte qu’on ne peut plus vraiment peindre la nature à la manière
d’un simple décor servant de toile de fond à la figure humaine, sans
cautionner des siècles de capitalocène épuisant le vivant à des fins
utilitaires et domestiques. De fait, Robert Cabot brouille allègrement
les codes sémiotiques usagés de son art, en construisant un champ
d’affects impersonnels et trans-personnels parcouru d’étranges devenirs,
dont on ne peut dire s’ils témoignent d’une nouvelle sorcellerie à
l’âge des OGM ou s’ils préfigurent de futures configurations
biologiques. Chacune des toiles exposées n’offre-t-elle pas le portrait
d’un biotope principalement peuplé par des protagonistes mi-végétaux, mi
-animaux ?En nous confrontant au spectacle d’un Dehors forclos de toute
humanité,l’artiste partage une pensée hantée par le spectre d’une ère
post apocalyptique,sans souscrire pour autant au nihilisme
collapsologique. Dans ce sens le peintre appartient à cette génération
d’artistes questionnant le réel à son niveau le plus moléculaire,
conscient que nous vivons, déjà, dans les ruines de la modernité
capitaliste. Non seulement les contrées bucoliques témoins d’une vie
champêtre ou celles plus sauvages chères aux émois romantiques laissent,
fréquemment, la place à ces friches stériles et dévastées que sont les Territories of Waste,
mais ces «wasteland » apparaissent, aussi, comme autant de stigmates
que des siècles d’industrialisation forcenés ont fini par inscrire dans
la matière même des paysages. Si bien que la présence humaine pourrait
très bien s’affranchir de sa propre disparition, tout en se perpétuant à
travers la multiplication prosaïque de ses déchets, dont l’omniprésence
fantomatique dans les sols, l’air, l’eau,la glace et chez les êtres
vivants, signe la marque la plus commune de notre humanité ! Mais,
loin de sacrifier à l’éco-anxiété ambiante, les œuvres de Roberto Cabot
pointent vers un avenir où les temps du vivant et de l’humain
deviennent indissociables. Bien plus, ces créatures peintes, tout droit
sorties d’une version contemporaine du Jardin des Délices, ne
ressemblent-elles pas davantage à cette poésie des fleurs saxifrages
dont Victor Hugo disait qu’elles germent « toujours où la vie semble impossible »
? Ne sont-elles pas semblables à cet étrange champignon japonais étudié
par l’anthropologue Anna Tsing, le matsutake, miraculé de la
catastrophe d’Hiroshima, et porteur de nouveaux agencements
homme-nature, témoignant des possibilités de vivre dans les ruines du
capitalisme ? Félix Guattari de qui Roberto Cabot fut proche,disait
lui-même dans un entretien fameux à olivier Zham : « C’est dans le
maquis de l’art que l’on trouve des zones de résistance à ce laminage de
la subjectivité capitalistique. C’est là que l’on trouve une
prolifération de champignons parasites, des noyaux de résistance au
réductionnisme dominant de la subjectivité. »

Philippe Godin

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