Face & Figure - Group Show : Atsoupé, Derrick Adams, Bouvy Enkobo, Pabi Daniel, Aristote Mago, Godwin Namuyimba et Uman

“Face & Figure” 

Exposition collective avec Atsoupé, Derrick Adams, Bouvy Enkobo, Pabi Daniel, Aristote Mago, Godwin Namuyimba et Uman

Du 9 juin au 30 juillet 2022

Vernissage le 9 juin 2022 à partir de 18h 


La galerie Anne de Villepoix est heureuse de présenter « Face & Figure », une exposition collective qui réunit les artistes Bouvy Enkobo, Aristote Mago, Derricks Adams, Papi Daniel, Godwin, Atsoupé et Uman, du 9 juin au 30 juillet 2022.

Étrange destin de la peinture que de survivre à sa propre mort si souvent annoncée, et constamment surmontée à la manière du phénix renaissant de ses cendres ; rarement un art n’avait illustré cette puissance résiliente de la création à retrouver une nouvelle jeunesse en se ressourçant à ses origines. N’est-ce pas le sentiment qui domine cette exposition dont la diversité des oeuvres manifeste cette vitalité renouvelée et plurielle? L’obstination avec laquelle les cinq artistes revisitent le thème du portrait ne témoigne-t-elle pas du même besoin de se confronter à cette naissance de la peinture dont Pline l’Ancien attribuait l’origine à l’amour d’une jeune fille capturant l’ombre du visage de son amant parti à l’étranger ? En renouant avec la grande tradition des portraitistes, ces peintres de culture africaine ou afro-américaine s’emparent non seulement d’un genre emblématique de l’art occidental, mais se réapproprient également avec fierté et jubilation leur propre image, que des siècles de domination avaient dissimulés ou aliénés en des formes humiliantes. Ils peuvent ainsi redonner une visagéité aux minorités absentes de la plupart de nos musées, en exhibant au grand jour une beauté recouverte par toutes les défigurations dont leurs identités furent l’objet. Car ce n’est pas seulement de richesses et de terres que ces peuples furent spoliés par des siècles de colonisation, mais bien plus encore de leurs propres représentations que les blancs s’évertuèrent à falsifier à des fins de maîtrise. La fierté combative des personnages qui s’impose, notamment, dans les toiles de Bouvy Enkobo ( Le boxeur ) et celle de Papi Daniel ( On my guard ) témoigne sûrement de ce désir de reconnaissance et de dignité si longtemps refusée par le regard de l’autre, mais il n’a rien de la profusion d’extimité accompagnant l’excroissance des réseaux sociaux, à coup de selfie en quête d’une estime de soi aussi superficielle qu’infatuée. L’un des grands intérêts de ces portraits n’est-il pas d’offrir une confrontation directe avec le régime actuel de l’image numérique dans ce qu’il a de plus de plus caricaturale : le règne des clichés ? En accordant une place prépondérante au vêtement, Papi Daniel, par exemple, semble souvent puiser le matériau de sa peinture directement dans la photographie de mode ou l’univers people. On peut s’attendre au pire. On a le meilleur, car loin de corrompre son art en cédant aux sirènes d’une peinture illustratrice et aguicheuse, le jeune prodige ghanéen a su abstraire de ses toiles des compositions qui surprennent par leur capacité à dresser des figures se « tenant debout », à l’instar de véritables « blocs de sensations », selon l’expression du philosophe Gilles Deleuze. À rebours de l’exhibition obscène qui a cours dans les modalités de notre société de « l’auto-spectacle », avec toutes ces formes d’exposition de soi-même, ressemblantes jusqu’à la nausée, le traitement pictural que Papi Daniel imprime à ses personnages est aussi singulier que talentueux. Et, si cette peinture s’inscrit bien dans un retour aux récits privés, et semble immédiatement identifiable, elle ne passe nullement par les voies Facebooké de l’extimité actuelle. Ainsi pour Godwin Namuyimba dont les toiles revisitent les représentations stéréotypées des Noirs, dans leur quotidienneté la plus immédiate et triviale, déclinant invariablement le motif de la figure d’un noir d’ébène dans toute une série de scènes aussi ordinaires qu’insignifiantes au premier abord, tout l’art de ce peintre ougandais est de nous apprendre à voir le caractère énigmatique de ces vies domestiques paisibles. Il perpétue ainsi l’esprit de la peinture hollandaise du XVIIème siècle ou celle d’Edward Hopper révélant le caractère spirituelle de l’existence profane. Tous les personnages de Godwin participent de ce moment contemplatif d’une peinture africaine conquérant sa propre plénitude, et témoignent d’une existence qui savoure, enfin, le « dimanche de la vie ». Le spectateur peut se délecter, également, de la manière admirable de répandre la « joie par les couleurs » dont Matisse avait fait son crédo, et apprécier le raffinement des motifs décoratifs conférant à ces toiles des allures de batik. En accordant une importance picturale à tous les « entours » de la figure que sont l’habillement, le maquillage ou le décor, ces artistes permettent à la peinture de portrait d’être prise dans une dimension sémiotique plus large que ne le faisait son traitement traditionnel dans l’art classique. Ce dernier privilégiait avant tout une visée signifiante et psychologique du visage comme témoin privilégié de l’âme humaine, refoulant comme secondaire le décorum accompagnant la figure. La force des toiles d’Atsoupé ne relève-t-elle au contraire de sa capacité à faire advenir une part intime du portrait en débordant son encadrement traditionnel, à travers la mise en scène plastique d’une multiplicité hétéroclite de matériaux aussi dérisoires qu’un morceau de laine, un bout de carton, ou un napperon, comme autant de reliques d’une mythologie personnelle ? Chez Papi Daniel, Atsoupé, Mago ou Derricks Adams, les vêtements, les tatouages, les coiffures et les maquillages semblent révéler à la manière d’une étoffe dévoilant sa doublure, toute une part de la personnalité, au même titre que le regard où l’expression des sentiments dans la peinture chrétienne. Proust ne considérait-il pas lui-même, les robes des femmes comme des extensions insignes de leur âme ? Tout ce que l’Occident a longtemps dévalué comme des traits d’expressions archaïques, ne participe-t-il pas de cette africanité à laquelle ces différents artistes renouent avec bonheur ? Car si nos sociétés ont toujours privilégié un certain mode d’expression centré sur le langage signifiant et rationnel, les peuples africains savent que l’on s’exprime autant par la seule parole que par des gestes, des accents, des danses, des vêtements, des coiffes, des rites, des graffitis ou des signes marqués sur lecorps. C’est toute cette diversité d’expression que l’on retrouve dans cette peinture qui enrichit avec brio les codes d’un art traditionnellement centré sur la représentation quasi exclusive de « l’Homme-blanc ».

Mais si ces peintres restent fidèles et tributaires d’un patrimoine culturel commun, il serait vain de rabattre la puissance et la singularité de leurs oeuvres à leur origine africaine ou afro-américaine. Ces artistes procèdent, bien plus, à une créolisation farouche de toutes les traditions picturales qu’ils rencontrent, se jouant des grammaires et des techniques des grands maîtres occidentaux autant que des traditions poétiques africaines qu’ils héritent. Ils appartiennent pleinement à cette esthétique de l’emprunt et du « rapt » défendue par Deleuze, dans laquelle l’artiste va « trafiquer » dans les oeuvres du passé les ingrédients de sa création, en les transformant dans d’étranges devenirs. À l’instar de son compatriote ghanéen Amoako Boafo s’emparant de la ligne sinueuse d’Egon Schiele, Papi Daniel n’emprunte-t-il pas à la noble facture de la Renaissance italienne, aussi bien qu’aux déformations chères à Francis Bacon, et à la poésie visuelle ghanéenne de l’Adinkra Nipa, avec son répertoire de signes graphiques surprenant ?

De son côté, Bouvy Enkobo pratique un métissage particulièrement réussi d’esthétiques aussi diverses que celles de la photographie humaniste de Brassaï, des artistes affichistes du Nouveau Réalisme, ou de la peinture d’histoire européenne qu’il déterritorialise pour mieux questionner l’identité noire. N’est-ce pas également le secret de l’oeuvre originale d’Aristote Mago que de réussir l’alliance de matériaux et de pratiques hétérogènes qu’il emporte dans une poièsis personnelle d’une rare fécondité ? L’artiste d’origine congolaise aime jouer avec les contrastes, empruntant le substrat de ses oeuvres à la grossièreté de matériaux textiles qu’il récupère dans des sacs de marché usagés, sur lesquels il ajoute avec un raffinement redoutable des motifs tissés comme autant d’apparitions de figures peuplant ses souvenirs et ses rêves. Il peut ainsi renouer la mémoire de tous ces vieux tissus encore imprégnés du transport des marchandises de charbon ou de maïs, à celle de cet art ancestral du tissage dont il agrémente ses toiles avec une préciosité insoupçonnée. En s’emparant ainsi d’un faire populaire traditionnellement réservé aux femmes qu’il intègre à son vocabulaire plastique, Aristote Mago transgresse et transfigure subtilement genres et symboles, dans un éloge de la dextérité manuelle qu’il porte à une forme d’épure esthétique. D’où sans doute, la malice du titre de la pièce présentée dans le cadre de cette exposition, Mon mari est capable ! Chacun de ses créateurs s’approprient, ainsi, des gestes et des pratiques artistiques d’époques et d’horizons les plus divers, en s’affranchissant joyeusement des identités et des frontières.

Et, les figures stylisées de Derricks Adams ressortent d’un art de la surimpression entrelaçant une multiplicité d’influences qui doivent autant à la culture noire américaine la plus radicale des Black Panthers et du hip-hop, qu’au minimalisme des années 60, ou à l’iconographie américaine mainstream, et celle plus jazzy de William H. Johnson. De ce creuset, Derricks Adams extrait tout un langage visuel au style particulièrement épuré, quasi géométrique, dont la juxtaposition des aplats de couleurs franches confère une dimension rythmique aux corps anguleux. Les personnages aux postures hiératiques accèdent, parfois, à la solennité d’un bas-relief Égyptien au pays du pop art. Quant à Uman, elle fait fi de toutes les assignations culturelles et identitaires sur lesquelles notre époque se crispe. Cette artiste transgenre, autodidacte, né en Somalie et élevé au Kenya dans une famille musulmane, improvise depuis qu’elle est aux États-Unis une forme d’art brut cosmique, dont la radicalité et la poésie cherche à « embrasser et unir tous les genres et toutes les nationalités ». Semblables à des ombres fantomatiques et diaphanes, ses portraits sur fond noir surprennent par leur élégance chromatique et la fluidité des lignes qui les traversent. Ils restituent, sans doute, avec une sensibilité troublante, quelques instants précieux d’une enfance kenyane bercée par le souvenir de femmes aux robes colorées.

Philippe Godin

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