“Disparence” - Leslie Amine

Leslie Amine

” Disparence ”   

Mercredi 09 Novembre 2022 au Jeudi 19 Janvier 2023
Vernissage Mercredi 23 Novembre à partir de 18H


Si la peinture de Leslie Amine est empreinte d’un exotisme diffus, avec ses paysages de
palmes aux brumes écarlates, ses scènes de palabres insouciantes, et ses flots de végétations
tropicales entremêlées à la nonchalance des personnages, elle ne verse jamais dans la
figuration pittoresque d’une Afrique de pacotilles. En puisant son inspiration lors de ses
voyages au Bénin, à Haïti, ou dans les quartiers de Yaoundé, l’artiste se constitue un corpus
photographique qu’elle dépouille de tout emprunt à un imaginaire de carte postale, prenant
soin d’évacuer la mièvrerie des images d’Épinal. On ne trouvera donc pas, ici, ce lot convenu
de l’imagerie chère aux attractions touristiques, ni même à celle des récits de voyages –
survivances lointaines d’un roman colonial ou d’un orientalisme désuet. Leslie Amine
revendique pleinement l’influence de la vision poétique de Victor Segalen cherchant à
promouvoir une sensibilité neuve de l’esthétique du voyage, et la recherche d’un Ailleurs au
coeur même de la quotidienneté. En invoquant une « aptitude à sentir le Divers », à

contrecourant de l’homogénéisation montante des subjectivités sous le régime de la
mondialisation, l’auteur de l’Essai sur l’exotisme invitait, déjà, l’art à aller dans le sens d’une
hétérogénéité toujours plus grande des modes de perception. À l’instar de Segalen
dépouillant l’exotisme de tous ses clichés : « le palmier et le chameau ; casque de colonial ;
peaux noires et soleil jaune et, du même coup se débarrasser de tous ceux qui les
employèrent avec une faconde niaise », la peintre met en place un dispositif pictural
complexe susceptible de déjouer les images toutes faites. Elle travaille, notamment, la
transparence et les superpositions des figures dessinées en laissant apparaître, à l’instar des
dessins surréalistes, différentes strates d’une image. Chaque toile devient ainsi un espace
diffracté et feuilleté venant déjouer la reconnaissance hâtive des formes et des motifs qui la
composent.
Et, si les tableaux peuvent se distribuer en séries aisément identifiables par les thématiques
abordées : scènes des livreurs de rue, conversations, circulations de personnages, en
revanche la multiplicité des plans confère une étrangeté redoutable au caractère profane des
sujets proposés. Ainsi, les coursiers Uber Eats et autres Deliveroo deviennent évanescents à
l’image de ces nouveaux métiers, symboles de nos économies ubérisées. Ces livreurs, en
majorité originaires d’Afrique, ne constituent-ils pas ce nouvel lumpenprolétariat de
travailleurs sans droits voués aux conditions de travail les plus précaires parmi les précaires ?
Le génie de l’artiste est d’avoir su rendre l’inconsistance de leurs conditions sociales grâce
aux seuls moyens de la peinture mieux que les plus fervents discours militants.
De même la série des conversations qui revisite un thème célèbre de l’histoire de l’art - de la
peinture anglaise du XVIIème siècle ou des scènes de la tradition biblique, permet à la peintre
d’éprouver la mise en scène plastique du tableau comme espace de la parole, en diluant les
figures et leurs rencontres fortuites dans une liquéfaction insouciante et rêveuse. Les paroles
s’envolent, les peintures restent…L’artiste ne donne-t-elle pas une consistance troublante à
la souveraineté de son art par son pouvoir de conserver les apparences fuyantes du monde ?
Deux hommes qui se parlent, une femme qui marche. N’est-ce pas une manière d’illustrer les
pages sublimes de Claudel à propos de l’Orage de Rembrandt : « Mais l’orage du poète et
du musicien souffre d’une grande infériorité : il passe. L’orage du peintre, lui, ne passe pas. Il
est là pour toujours, éternellement contemporain de lui-même. L’artiste à son profit a arrêté
le temps » ?
En s’efforçant de restituer les moments les plus fugaces de l’existence, qui correspondent à
cette épiphanie du ravissement poétique devant le spectacle inattendu d’une rencontre ou
d’un instant d’errance, l’art de Leslie Amine s’inscrit pleinement dans un phylum esthétique
qui passe notamment par le surréalisme, et le pari d’habiter poétiquement la terre chez
Segalen ou Julien Gracq. Si la peintre dans son refus d’aplatir le monde à sa seule réalité
matérielle, intègre, les procédés surréalistes de l’image dans l’image en suggérant cette
coalescence du réel et de l’imaginaire, elle procède également par condensation, en utilisant
des encres, et des acryliques particulièrement liquides. Une manière de tempérer la précision
réaliste du dessin, par les aléas de l’encre, et des coulures qu’elle emprunte aussi au peintre
Marc Desgrandchamps. Les toiles sont également parsemées d’aspérités lumineuses, et de
taches que la peintre retravaille plusieurs fois, révélant ainsi des zones de matière plus ou moins denses. L’artiste opère ainsi une dialectique subtile de la transparence et de l’opacité,
du hasard et de la maîtrise, pour mieux suggérer cet entrelacs de l’imagination et du réel.
À cet égard, le tableau de plus grand format de l’exposition, La muna (195 x 260 cm) s’impose
par l’intensité et la tension de sa mise en scène en forme de brasier dont semble s’extraire
une petite fille courant le regard effrayé. La peintre réussit à entraîner sa figure dans une
catastrophe d’autant plus angoissante qu’elle semble échapper à toute reconnaissance
visuelle évidente. Est-ce un incendie ? La fin du monde ? Un désastre écologique ? Un
bombardement ? Une tempête de sable ? Ou un simple cauchemar ? La muna ne livre-t-elle
pas une image dont la puissance semble faire écho à notre temps de sublime effroi à l’âge
de l’anthropocène ? La dissolution généralisée de ses formes n’évoque-t-elle pas l’image de
notre monde au bord de sa propre disparition ? En nous offrant cette dernière toile, l’artiste
nous livre, par ailleurs, une allégorie de la vanité de la peinture. Cette Muse n’est-elle pas
finalement aussi impuissante que les autres à suspendre le temps ?
En 1920, un tableau de Paul Klee fut exposé dans une galerie de Munich. Le philosophe
Walter Benjamin écrivit à son propos : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus
novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard
semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect
que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît
devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne
cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller
les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans
ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment
vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les
ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».


Le 09 Novembre 2022,

Philippe Godin




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