” Bruits de pluie” - Atsoupé

“Bruits de Pluie” Exposition Atsoupé du 27.09.23 au 19.01.24 

« En puisant ses portraits dans son univers le plus familier, parmi ses proches et ses amis, la peinture d’Atsoupé témoigne d’un ancrage essentiellement domestique, qui n’est pas sans évoquer le dépouillement de certaines créations d’art brut, ignorant toute forme d’emprunt à un corpus d’images et d’influences extraites d’un bagage culturel aussi sophistiqué qu’étendu. On ne trouvera pas chez l’artiste d’origine togolaise, de références explicites à la BD ou à la SF, à l’histoire de la peinture ou à celle du cinéma, à la photographie ou même à l’iconographie des cultures africaines ; encore moins d’allusions à une quelconque actualité politique ou sociale. Rarement une peinture n’a peut-être eu l’audace d’affirmer sa présence souveraine à partir des seules puissances de son art ! Alors que la plupart des artistes contemporains deviennent des véritables communicants accompagnant leurs expositions d’un abondant ensemble de paratextes, comme autant de motifs, d’alibis et de justifications à leurs créations, Atsoupé,non sans malice, revendique un sens de l’épure qui confèreà son œuvre la solennité du recueillement silencieux. Ces portraits semblent s’affranchir d’un pathos inutile, pour mieux affirmer la présence du seul fait pictural.

Ne peut-on pas dire à propos de cette nouvelle série de portraits, ce que Bataille retenait, déjà, des peintures de Manet, à savoir qu’elles ne tiennent « plus leur majesté d’une signification politique, mais de la place qu’il donne à l’art, devenu pour lui la valeur suprême » ?

De fait, tous ces visages, la plupart féminins, qui nous fixent de leurs regards insistants, malgré leur parure généreuse, ne sont pas sans évoquer la nudité farouche de la fameuse Olympia. La douceur apparente de leurs contours ne révèle-elle-pas le dénuement absolu de leur présence, à la manière dont Lévinas dit du visage qu’il est le plus nu, particulièrement exposé à la menace de l’autre ? Le visage n’est-il pas ainsi uneallégorie de la peinture toujours offerte au regard, soumise à son jugement eten attente d’uneéventuelle reconnaissance ?

En tordant résolument le cou à toute sorte d’éloquence, les toiles d’Atsoupé se placent sur le lieu oublié de l’enfance, au plus près de son mutisme, dont la peinture parfois entrevoit les« formes vacillantes » et les « ombres aimées », selon la célèbre formule de Goethe.

L’artiste ne se contente pas d’éluder de ses tableaux le moindre propos narratif, au profit d’une peinture quasiment dépourvu de tout geste, elle soustrait habilement à ses personnages la possibilité de se mouvoir en les privant systématiquement de leurs jambes. Les toiles s’arrêtent systématiquement aux bustes, en dérobant non sans pudeur la partie inférieure des corps, et plongent ainsi les figures dans l’immobilité qui sied à la méditation. Les personnages de Sirènes, de guerrières ou de déesses ne sont-ils pas, ainsi, frappés d’une troublante inertie ?Ne semblent-ils pas acculés, dos au mur comme autant de témoins impuissants à agir, semblables à certains personnages de Jeff Wall ou de Beckett, dont larage de vivre semble s’être réfugiée dans la dérision de postures incongrues etétranges ?

De ce point de vue,l a peinture d’Atsoupé s’inscrit pleinement dans ce corpus artistique témoignant de la crise de l’image-action propre au désarroi contemporain.

Si les personnages d’Atsoupé paraissent avant tout des témoins, l’artiste les préserve de leur vulnérabilité par un art du portrait qui exhausse la puissance du regard aussi souverain que libre.

Ce besoin d’accomplir par ses œuvres une forme de « voyance », Atsoupé en a, sans doute, ressenti l’impérieuse nécessité durant sa longue hospitalisation qui suivit sonaccident de voiture survenu à l’adolescence, au cours de laquelle l’apprentissage de lapeinture l’aida à se reconstruire et à retrouver ce qu’elle avait perdu de son passé.

En ce sens son parcours rappelle celui de ces figures illustres d’un art-médecine incarné dans l’expérience d’un trauma quasiment initiatique, à l’instar de celui vécu pardes personnalités aussi diverses que Beuys, Tàpies, Frida Kahlo, Sam Francis ou à un moindre degré Basquiat. Toutefois, si la peinture d’Atsoupé porte en elle irrémédiablement l’épreuve du deuil et du traumatisme, elle reste également imprégnée de l’enchantement d’une enfance vécue au contact des paysages de son Afrique natale. D’où, sans doute, ce mélange de candeur et de sourde violence qui traverse son travail, et confère à la surface de la toile, au subjectile, le caractère d’un épiderme parcouru des traces de son passé. Le contour des visages témoigne, notamment, d’une fluidité sans pareil du trait, et d’une légèreté de la touche qui tranche avec la présence inquiétante de taches de sang (Déesse).

La peintre magnifie ses portraits par un traitement des couleurs, emportant les figures dans des dégradés subtils, mêlant des bleus de Prusse, des rouges carmin ou des verts de jade.

La dimension votive de cette peintre, n’est pas sans rappeler également la pratique de l’ex-voto présente tout autant chezFrida Kahlo ou chez Annette Messager, contribuant à faire de l’œuvre une offrande en témoignage d’une guérison, ou une adresse à ceux qu’on a perdu.

Si l’épiphanie du visage est au cœur de l’œuvre d’Atsoupé, sa peinture manifeste, par ailleurs, un souci insolite pour tout ce que Derridaa désigné par le terme de par ergon ; à savoir ce qui vient compléter l’œuvre sur le mode de l’ornementation, voire du superflu. À l’instarde nombreux auteurs d’ArtBrut qui s’accommodent difficilement des conventions en matière de représentation, Atsoupé est manifestement « hors cadre » en malmenant allégrement les codes traditionnels de la peinture.Car, ce n’est pas seulement, le cadre en bois, le « frame » anglais qui entoure la composition que perverti la peintre - allongeant parfois démesurément les bras ou les chevelures de ses sujets au-delà des limites supposées du tableau (Deux silhouettes) - mais aussi son support qu’elle agrémente de nombreux éléments de récupération.

En affirmant,ainsi, le caractère pleinement matériel de ses toiles àgrands renforts d’incrustations d’objets (boutons, passementeries…), Atsoupé se fait un malin plaisir à nous rappeler qu’un tableau avant d’être une représentation, fut-elle celle d’une femme nue ou d’une quelconque anecdote, selon la formule des peintres Nabis, est essentiellement une surface recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

Bien plus, enornant d’accessoires apparemment incongrus ses portraits qui viennent de surcroît disperser l’attention du spectateur, la jeune peintre ne s’affranchit-elle pas de la planéité de la toile ? Le regard n’est-il pas fréquemment attiré par ces ajouts qui recouvrent étrangement le visage ? Que dire de ces morceaux de cartons, des napperons, des médailles ou de ces pièces d’étoffes et de lainage qui viennent s’intégrer, avec humoursouvent, à son vocabulaire plastique ?

Atsoupé ne manifeste-t-elle pas, ainsi, une jubilation à transgresser le partage du visible et du tactile ? Ne se joue-t-elle pas du sacro-saint interdit pictural prohibant de toucher l’image peinte ?  Non seulement, l’artiste invite le spectateur à dépasser la seule perception optique de ses œuvres, au profit d’une vision haptique intégrant toutes les composantes tactiles ordinairement refoulées de l’expérience esthétique ordinaire, mais elle vise, aussi, à retrouver cette indifférenciation profonde des sensations, propre à l’enfance.

Aussi, regarder une peinture d’Atsoupé, n’est-ce pas retrouver un peu la présence de l’enfant primitif qui se réjouit, effrayé parce qu’en lui palpite la survivance de cette vie animale, préservée et non encore détruite par la morale trop civilisée des adultes bavards ?

Philippe Godin, Septembre 2023

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